CHAPITRE DIX

 

 

Dans son demi-sommeil, au bord de l’évanouissement, frère Humilis rêvait qu’il entendait pleurer très doucement, presque sans bruit, des sanglots à peine entrecoupés par un souffle. C’était un être robuste qui se désolait ainsi, en essayant de se contrôler, plongé dans un désespoir auquel il ne voyait aucun moyen d’échapper. Cela agita le malade et le troubla tant qu’il fut petit à petit tiré de son rêve et se retrouva confronté à la réalité, mais à présent il n’y avait plus que silence. Il savait qu’il n’était pas seul dans la cellule, sans qu’il ait entendu l’arrivée du second lit ni l’entrée de celui qui était maintenant allongé à côté de lui. Mais avant même de tourner la tête et d’apercevoir, à la lueur de la petite lampe, la silhouette étendue sur la couchette, il sut de qui il s’agissait. La présence ou l’absence de ce seul être donnait aujourd’hui de l’intérêt à sa vie. Si Fidelis était près de lui, le sang battait dans ses veines, vif et réconfortant ; sans lui, il s’affaiblissait et dépérissait.

Il s’agissait donc de Fidelis qui souffrait, seul dans la nuit, endurant une peine qui l’accablait et pour laquelle il n’y avait ni mot ni remède.

Humilis rejeta la mince couverture et s’assit sur la paillasse avant de poser les pieds sur le sol froid entre les deux lits. Il n’avait nul besoin de se lever. Il suffisait de soulever précautionneusement la petite lampe et de se pencher vers le dormeur, en cachant la lumière afin qu’elle ne tombât pas trop brutalement sur Fidelis.

Vu ainsi, fermé, impénétrable, le visage du jeune moine impressionnait. Sous les boucles de cheveux de la couleur des noisettes mûres, le front était à la fois haut et large, doux et poli comme l’ivoire, au-dessus de sourcils droits, bien dessinés, plus noirs que les cheveux. Des paupières bombées aux veines diaphanes comme des pétales de fleurs cachaient des yeux gris clair. Une mâchoire au dessin ferme et résolu, une bouche grave, des pommettes hautes et fières complétaient ce visage austère. Si Fidelis avait effectivement pleuré, il avait séché ses larmes. Seule brillait une fine pellicule de sueur sur sa lèvre supérieure. Humilis resta longtemps assis, à l’observer.

Le garçon avait retiré son habit monastique pour dormir plus à l’aise. Il reposait sur le côté, la joue appuyée contre l’oreiller ; sa chemise légère était ouverte sur sa gorge et la chaîne qu’il portait formait un cercle irrégulier d’argent qui s’était déposé au creux de son cou, et laissait bien en vue contre le drap l’objet qui y était accroché.

Ce n’était pas une croix décorée de pierres semi-précieuses mais un anneau, un mince anneau d’or figurant un serpent lové sur lui-même avec deux petits éclats rouges pour les yeux. Il s’agissait d’un bijou très ancien car le temps avait lissé et rendu plus minces la tête et les écailles, et les spirales avaient la finesse d’une hostie.

Humilis resta à fixer ce petit objet chargé de sens dont il ne pouvait détourner les yeux. La lampe tremblait dans sa main et par prudence, il se hâta de la reposer sur son support, de peur qu’une goutte d’huile brûlante ne glissât sur le cou nu ou le bras allongé et n’arrachât Fidelis à ce qui au moins lui apportait l’oubli, à défaut d’être vraiment du repos. A présent, Humilis savait tout, le meilleur comme le pire, tout ce qu’il y avait à savoir, excepté le moyen de sortir du guêpier. Il ne s’en souciait guère pour lui, dont le chemin était désormais clairement tracé, et le voyage ne serait plus très long. Mais pour ce qui était du dormeur...

Humilis se remit au lit, tremblant d’avoir éprouvé une grande stupéfaction et pressenti un grand danger, et il attendit le matin.

 

Frère Cadfael se leva à l’aube, bien avant prime, mais même à cette heure-là l’air était quasiment irrespirable. Une chape de plomb recouvrait le monde et sous la voûte mince des nuages, le soleil brûlait impitoyablement. Cadfael descendit vers la Meole, par les pentes blanchies de champs de pois dont on avait depuis longtemps coupé les chaumes pour servir de litière aux écuries ; il ne restait plus que les tiges toutes claires où l’on passerait la charrue afin de préparer le sol pour l’an prochain. Le vieux moine ôta ses sandales et pataugea dans le filet d’eau qui subsistait ; il la trouva tiède alors qu’il comptait sur un peu de fraîcheur. Il se dit que ce temps ne saurait durer. On sent toujours venir l’orage, pensa-t-il, il y a une odeur dans l’air, on a la peau qui se hérisse et Shrewsbury n’y échappera pas. Le tonnerre, comme le commerce, suit les vallées des fleuves.

Une fois sorti du lit, il était incapable de paresser. Il s’affaira donc jusqu’à prime parmi ses plantes médicinales, et comme il était encore tôt, il arrosa alors que le soleil montait toujours tel un cercle d’or mat sous son voile de brume. Ses mains et ses yeux se consacraient à la tâche, tandis que son esprit restait libre de réfléchir au sort des êtres qu’il avait appris à aimer. Inutile de se voiler la face, Godfrid Marescot – en pensant que l’homme avait été fiancé, Cadfael lui rendait son nom d’antan – s’attachait à quitter ce bas monde d’un pas ferme, inexorable, qui s’accélérait au fil des heures comme s’il était pressé de s’en aller, et pourtant chaque jour il jetait un regard en arrière au cas où sa fiancée perdue se tiendrait juste derrière lui, au lieu de l’attendre patiemment. Et qu’aurait-on bien pu lui dire pour le rassurer ? Ou encore comment réveiller une étincelle de joie chez Nicolas Harnage qui avait mis beaucoup trop de temps à savoir ce qu’il voulait et à essayer de gagner les faveurs de Juliane ?

A un mille de Wherwell, la jeune fille avait disparu avec – ce qui suffisait à pousser un crime – ses quelques objets précieux et son argent. Et un seul suspect, visible comme le nez au milieu du visage, Adam Heriet. Tout se dressait contre lui, sauf l’intime conviction de Hugh, persuadé qu’il était sincère en lui demandant des nouvelles de sa dame. Il s’en était enquis à plusieurs reprises, sans se décourager, avant d’arriver à Shrewsbury. A moins qu’il n’ait essayé d’obtenir des informations qui pouvaient lui être utiles, lui donner une idée, même minime, de ce que Hugh avait derrière la tête. Oui, peut-être guettait-il un petit mot qui lui indiquerait jusqu’à quel point le shérif était renseigné, et s’il avait, lui, une chance en se taisant, en mentant par quelque ruse, de se sortir sans dommage d’une situation particulièrement épineuse.

D’autres questions sans conséquences surgissaient devant Cadfael comme des buissons touffus des haies d’un labyrinthe à l’abandon. Et d’abord, pourquoi cette jeune personne avait-elle choisi Wherwell ? Avait-elle tenu à être loin de chez elle ? Admettons, ce n’est pas une mauvaise idée pour commencer une nouvelle vie. Ou peut-être parce que c’était l’un des principaux couvents bénédictins du sud du pays, offrant donc à une moniale douée l’occasion de monter les échelons de la hiérarchie. Et pourquoi ordonner à trois membres de son escorte de rester à Andover au lieu de l’accompagner jusqu’au bout ? Il est vrai qu’elle avait gardé avec elle son confident et serviteur fidèle depuis qu’elle était bébé : du moins, si ce qu’on disait de lui était vrai. C’était la réputation qu’il avait, certes, mais une marge sépare parfois la vérité de la réputation. Et si c’était la vérité, pourquoi l’avoir renvoyé si près du but ? On pouvait aussi poser la question différemment : l’avait-elle vraiment renvoyé à deux pas du couvent ? D’autre part, où avait-il passé ces heures inexplicables avant de retourner à Andover ? A admirer les merveilles de Winchester, comme il le prétendait ? Ou avait-il un travail plus sinistre à accomplir ? Qu’était devenu le trésor qu’elle transportait ? Ce n’était pas grand-chose, sauf pour quelqu’un qui n’avait pas un sou, et pour qui ces objets représentaient une fortune. Et on y revenait toujours. « Où était-elle passée ? »

Peu à peu, Cadfael commençait à distinguer un fil conducteur dans cet embrouillamini, une petite lueur qui l’effarait, voire l’effrayait plus que tout le reste. Car s’il avait raison, l’affaire risquait de se terminer plutôt mal ; tous les chemins étaient fermés et les issues barrées. Ou le résultat serait encore pire. A moins d’un miracle.

Frère Fidelis n’assista pas à prime, la place qu’il avait laissée libre était douloureuse comme une dent qu’on vient d’arracher. Rhunn dressait sa silhouette rayonnante près de la stalle vide de son ami, il ne tourna pas une seule fois la tête vers frère Urien. Le problème qui avait surgi ne l’empêcherait pas de suivre la liturgie avec autant d’attention que d’habitude. Il serait toujours temps, plus tard dans la journée, de songer à frère Urien, dont l’agression n’avait pas été absoute, mais simplement évitée. Avec ses certitudes et sa pureté d’enfant, Rhunn ne craignait pas de se charger de l’âme d’autrui. Aller voir son confesseur et lui dire ce qu’il soupçonnait et savait d’Urien reviendrait à priver ce dernier de toute la force du sacrement de la confession et à colporter des rumeurs sur un de ses compagnons de travail ; dans le premier cas, c’était de l’arrogance de la part de Rhunn, une sorte de vol spirituel, et dans le second, une bassesse d’écolier parfaitement méprisable. Cependant, il faudrait agir sans se contenter de simplement soustraire Fidelis à tout ce qui causait le tourment et les désirs d’Urien. Et dans le même temps, Rhunn pria, chanta et rendit grâce d’un cœur parfaitement heureux, certain que sa sainte de prédilection saurait le guider.

Cadfael expédia son petit déjeuner et se rendit aussitôt près d’Humilis. Il arriva muni de charpie propre, d’un baume cicatrisant tout frais et trouva son malade assis dans son lit, déjà lavé et rasé de frais, ayant fini de manger, à supposer qu’il eût effectivement pu avaler quoi que ce fût ; sa toilette avait été faite en privé, avec dévotion, et il tenait en main une coupe de vin mélangé d’eau. Fidelis était assis sur un tabouret bas à côté du lit, prêt à intervenir à la moindre sollicitation, voire à la deviner sur un simple geste ou regard. Quand Cadfael entra, Humilis sourit, mais son sourire et ses joues étaient pâles, bleuâtres, transparents comme de la glace. Il est vrai qu’il n’en a plus pour longtemps, se dit Cadfael, lui rendant son salut. Ce n’est plus qu’une question de jours, il n’a plus que la peau sur les os. Son esprit déborde de ce corps si frêle, il ne tardera pas à s’en échapper sous nos yeux, il est trop à l’étroit dans cette ossature chétive.

Fidelis leva la tête et refléta le sourire de son maître ; il se pencha pour repousser la mince couverture sur les jambes amaigries d’Humilis puis quitta son siège pour céder la place à Cadfael, restant à proximité, prêt à se rendre utile. A présent, il fallait souvent recourir aux soins du jeune moine qui y mettait une tendresse infinie. C’était merveille que ce reste de vie qui palpitait encore grâce à la volonté qui refusait de renoncer, qui ne s’inclinerait que face à l’amour.

— Avez-vous dormi ? demanda Cadfael lissant le pansement neuf d’un petit coup de main.

— Oui, merci, d’autant mieux que j’avais Fidelis près de moi. Je ne mérite pas un tel privilège, mais j’ai la faiblesse d’espérer continuer à en bénéficier. Vous voudrez bien en parler au père abbé pour moi ?

— Volontiers, dit Cadfael chaleureusement, mais c’est inutile. Il est déjà au courant et d’accord.

— Puisqu’on me passe mes caprices, adressez-vous à mon infirmier, mon confesseur, mon tyran, priez-le d’être moins dur envers lui-même. Qu’il aille au moins à la messe maintenant, puisque moi je ne peux pas, et qu’il se promène un peu au jardin avant de revenir s’enfermer avec moi.

Fidelis écouta ces propos en souriant, avec une mélancolie infinie. Cadfael comprit que le jeune homme savait trop bien que les jours étaient comptés et d’autant plus lourds de sens. L’amour qui s’ignore gaspille ce que l’amour lucide remplit à ras bords de signes ineffaçables.

— Il a raison, dit Cadfael. Va à la messe, je resterai jusqu’à ton retour. Inutile de te presser, j’imagine que tu trouveras frère Rhunn qui t’attend.

Fidelis s’inclina de bonne grâce devant cet ordre de partir et s’éloigna en silence, les laissant eux-mêmes muets jusqu’à ce que la silhouette mince eût franchi le seuil de la porte et gagné la cour.

— Rhunn l’attend vraiment ?

— C’est très probable, dit Cadfael.

— Tant mieux ! Il a besoin de quelqu’un comme ça. Peut-être tient-il sa force de son innocence. Si je pouvais avoir la simplicité et la sagesse de la colombe ! Voilà ce que je souhaiterais à Fidelis, mais il est différent, il garde tout pour lui. Je l’ai éloigné parce qu’il fallait que je vous parle, Cadfael. Je m’inquiète pour ce petit.

Ce n’était pas nouveau. Cadfael se contenta d’acquiescer sans souffler mot.

— Cadfael, j’ai appris à vous connaître un peu depuis que vous vous occupez de moi, commença Humilis patiemment, soulagé maintenant qu’ils étaient seuls. Vous savez comme moi que je suis perdu. Je ne vois pas pourquoi je me désolerais. J’ai frôlé la mort si souvent qu’il est normal qu’elle finisse par arriver. Ce n’est pas pour mon sort que je m’inquiète mais pour celui de Fidelis. J’ai peur de le laisser derrière moi, pris au piège d’une vie dont je serai absent.

— Il ne sera pas seul. Il est membre de la communauté et donc bénéficiera de l’aide et de la camaraderie de chacun de nous, objecta Cadfael, guettant l’ironique sourire en coin d’Humilis. Et Rhunn aussi ; vous avez dit vous-même que son amitié n’était pas à négliger.

— Non, certes. Il est fait de la même étoffe que les saints. Mais vous n’avez rien d’un naïf, Cadfael. Vous êtes même parfois d’une inquiétante subtilité et cela non plus n’est pas à négliger. En outre, je crois que vous devinez de quoi il est question. Je désire que vous veilliez sur Fidelis à ma place, que vous lui serviez d’ami, lui accordiez votre confiance, lui teniez lieu d’épée et de bouclier en cas de besoin, quand je ne serai plus là.

— Oui, je m’y engage, dans la mesure de mes moyens, répondit Cadfael, se penchant pour essuyer un lent filet de salive qui apparut au bord de la bouche lasse d’avoir trop parlé.

Humilis soupira et se laissa faire, docilement.

— Vous savez ce qui me trotte en tête, reprit doucement Cadfael. Si mes suppositions sont exactes, il y a un problème qui nous dépasse l’un et l’autre. Je vous promets d’essayer de l’éclaircir. La solution toutefois ne m’appartient pas, elle relève de Dieu seul. N’importe, ce qui est en mon pouvoir, je le ferai.

— Je serais mort heureux, dit Humilis, si j’avais pu ainsi servir et aider Fidelis. Mais je crains que ma fin qui ne tardera pas n’aggrave ses difficultés et ses souffrances. Si je pouvais les prendre sur moi au jour du jugement, je n’hésiterais pas. Dieu veuille lui éviter la honte et le châtiment pour ce qu’il a commis.

— Si c’est la volonté de Dieu, il n’y a rien à craindre des hommes. Je vois bien ce qu’il faut faire mais Dieu me pardonne, je ne vois vraiment pas comment y parvenir. Puisse la grâce divine être plus clairvoyante que moi et m’ouvrir les yeux le moment venu. Dans chaque forêt, il y a un sentier, dans chaque marais un chemin sûr, le tout est de le trouver.

Un léger sourire grisâtre passa lentement sur le visage du malade.

— Je suis le marais où Fidelis doit trouver le chemin de son salut. J’aurais dû angliciser mon nom, il aurait été plus seyant, puisque je suis à moitié saxon. Godfrid du Marigot au lieu de Godfrid de Marisco. Mon père et mon grand-père ont jugé bon de devenir normands à part entière. Maintenant, ça revient au même, nous sortons tous par la même porte.

Il demeura silencieux, immobile pendant un moment, rassemblant vivement ses idées et les forces qui lui restaient.

— J’ai un autre désir avant de mourir. Je voudrais revoir le manoir de Salton où je suis né et y emmener Fidelis, pour être avec lui juste une fois, hors des murs de ce monastère, sur les lieux où j’ai vu le jour. J’aurais dû demander la permission avant, mais il n’est pas trop tard. C’est seulement à quelques milles en amont de la rivière. Consentez-vous à en parler au père abbé et à le prier de m’accorder cette faveur ?

Cadfael le regarda, dubitatif et consterné.

— Vous ne sauriez monter à cheval, aucun doute là-dessus. Quelque moyen qu’on songe à employer pour vous emmener là-bas, cela présumerait trop de vos forces.

— Aucun effort de ma part ne pourra modifier de plus de quelques heures le temps dont je dispose encore, mais j’échangerais volontiers ce répit pour un moment passé sur les lieux de mon enfance. Soyez mon intercesseur, Cadfael.

— Il y a bien le fleuve, murmura celui-ci, peu convaincu, mais avec tous ces méandres, le voyage durera le double. Et puis le niveau de l’eau est au plus bas, il vous faudra un batelier qui connaisse chaque banc de sable, chaque courant.

— Vous en avez sûrement un dans vos relations. Je me souviens, on allait nager et pêcher au bord de l’eau, près de chez nous. Les gamins de Shrewsbury en ont l’habitude dès leur petite enfance. J’ai appris à nager avant de savoir marcher. Ça ne doit pas être si rare le long du fleuve.

Certes, ce n’était pas ce qui manquait, et Cadfael connaissait le meilleur d’entre eux, un homme qui savait tout de chaque courbe de la Severn, chaque îlot, chaque haut-fond, et qui était capable de juger précisément en toute saison l’endroit où ce que le courant aurait emporté serait rejeté sur la rive. Madog du Bateau des Morts avait mérité son surnom grâce aux services nombreux rendus en de tristes circonstances à des familles affolées ayant perdu qui un fils, qui un frère dans les flots après la fonte des neiges galloises loin en amont. Il repêchait les enfants trop téméraires laissés un moment sans surveillance pendant que leur mère accrochait sa lessive aux buissons du rivage, ou bien encore les pêcheurs d’âge mûr qui avaient sorti leur barque après avoir un peu trop forcé sur la bière. Il n’en voulait à personne de l’appeler ainsi, même s’il n’aimait rien tant qu’aller à la pêche et faire office de passeur. Les secours qu’il prodiguait aux morts, il fallait bien que quelqu’un s’en chargeât de bon cœur, et puisqu’il s’en tirait mieux que personne, il en éprouvait une fierté légitime. Cadfael fréquentait depuis belle lurette ce Gallois plus très jeune, comme lui, et avait plusieurs fois fait appel à lui sans jamais être mal reçu.

— L’eau est à son plus bas, remarqua-t-il pensif, mais Madog pourra amener un canot du ruisseau jusqu’au fleuve, seulement un canot sera trop petit si vous emmenez Fidelis. Avec une embarcation si légère, je suppose qu’il parviendra jusqu’au bief du moulin, c’est assez profond par là-bas avec l’eau du moulin qui retourne s’y rejeter. On pourrait vous porter en empruntant le passage jusqu’au moulin et s’assurer...

— Je peux marcher jusque-là, affirma Humilis.

— Il serait plus sage de garder vos forces pour Salton, répliqua Cadfael, s’étonnant de voir le mince visage grisâtre rosir sous l’afflux du sang maintenant qu’Humilis s’imaginait revenant sur les lieux de son enfance, y finissant le cycle de sa vie. Qui sait, cela vous fera peut-être beaucoup de bien.

— Vous en parlerez au seigneur abbé ?

— D’accord. Quand Fidelis sera revenu, j’irai le voir.

— Dites-lui qu’il n’y a peut-être pas de temps à perdre, murmura Humilis en souriant.

 

L’abbé Radulphe écouta avec sa finesse et sa gravité habituelles, réfléchit un moment en silence avant d’émettre le moindre commentaire. A l’extérieur du parloir sombre aux panneaux de boiserie de ses appartements, un soleil très chaud s’élevait, encore voilé d’une brume légère qui lui donnait une teinte cuivrée et semblait le rendre encore plus impitoyable. Les roses s’ouvraient, fleurissaient et mouraient dans la journée.

— Est-il assez solide pour supporter le voyage ? demanda enfin l’abbé. Et n’est-ce pas charger frère Fidelis d’un poids bien trop lourd ? Une telle responsabilité pendant tout ce temps !...

— C’est parce qu’il sent ses forces décliner qu’il vous sollicite aussi instamment, répondit Cadfael. Si vous êtes disposé à lui donner satisfaction, c’est tout de suite qu’il doit partir. Ce qu’il dit n’est pas faux, ça ne changera pas grand-chose pour lui, qu’il meure demain ou d’ici une semaine, quelle différence, sauf pour sa tranquillité d’esprit ? Quant à frère Fidelis, il n’a encore jamais boudé aucune responsabilité puisque c’est par affection qu’il agit. Et si Madog consent à diriger les opérations, il n’existe pas de meilleur guide. Nul ne connaît mieux le fleuve. On peut avoir toute confiance en lui.

— Là-dessus, je vous crois sur parole, déclara l’abbé. Mais c’est une entreprise fort hasardeuse pour un homme aussi atteint. Enfin, si c’est vraiment ce qu’il veut, il a bien le droit d’en faire part. Comment ira-t-il jusqu’au bateau ? Et quand il sera arrivé, est-il sûr qu’on saura l’accueillir à Salton ? Trouvera-t-il des gens disposés à s’occuper de lui ?

— Salton est une des terres qu’il a laissées à un colon qu’il connaît à peine, mais le tenancier et les serviteurs ne l’auront sûrement pas oublié. On lui confectionnera une chaise pour l’emmener au moulin. L’infirmerie est tout près du mur là-bas, c’est à deux pas du guichet du moulin.

— Très bien, conclut l’abbé. Autant ne pas perdre de temps. Si vous parvenez à trouver ce Madog, vous avez ma bénédiction, allez lui parler aujourd’hui même et s’il est d’accord, je suggère que le voyage ait lieu dès demain.

Cadfael le remercia et se retira, tout à fait satisfait. Il n’était plus aussi enclin que par le passé à filer à l’anglaise sans autorisation, sauf pour une question de vie ou de mort, mais si on lui donnait très officiellement la permission de sortir, il était toujours prêt à profiter de l’aubaine. La perspective d’un repas avec Hugh et Aline au lieu du silence et de l’austérité du réfectoire, suivi d’une balade tranquille au bord de l’eau pour essayer de trouver Madog avec en prime une conversation amicale quand il l’aurait déniché, donnait à cette journée un petit air de fête. Mais avant de quitter le couvent, il retourna voir Humilis pour le tenir informé. Fidelis était revenu à son poste, au chevet de son maître, aussi discret et silencieux qu’à l’ordinaire.

— L’abbé Radulphe vous accorde ce que vous demandez, annonça Cadfael, et m’autorise à aller voir Madog aujourd’hui même. S’il est d’accord, vous pourrez vous rendre à Salton demain.

La maison de Hugh, près de l’église Sainte-Marie, avait un jardin clos sur l’arrière, un petit endroit planté de gazon encadré de bancs de verdure et où les arbres fruitiers donnaient de l’ombre. C’était là qu’Aline Beringar se reposait, assise sur un siège de branchages parmi les herbes odoriférantes. Son fils jouait à côté d’elle. Il n’aurait deux ans qu’à Noël et pourtant Gilles était grand, solide, bien planté sur ses pieds et taillé sur un modèle plus robuste que son père qui était brun et léger ou que sa mère, blonde et mince. Il avait une complexion chaude qu’il tenait de l’un et de l’autre, des cheveux couleur de bronze clair, des yeux bruns et ronds et une volonté de fer, encore mal disciplinée, qu’il devait peut-être autant à Hugh qu’à Aline. Comme il faisait très chaud, il était nu comme un ver et bronzé comme une noisette mûre de la tête aux pieds.

Il s’amusait avec deux chevaliers de bois, peints en couleurs vives, munis de deux ficelles attachées à la taille et de petites boules de plomb aux pieds. Leurs jambes et les bras tenant l’épée étaient reliés de sorte que quand on tirait les cordons aux deux extrémités, ils brandissaient leurs armes et se battaient comme des chiffonniers de la manière la plus sanguinaire. Constance, l’esclave dévouée de l’enfant, l’avait laissé pour aller surveiller la préparation du dîner et, à grands cris impérieux, il demanda à son parrain de prendre la place qu’elle avait désertée. Cadfael s’agenouilla dans l’herbe sans trop se plaindre de ses articulations qui craquaient et s’affaira à manier les cordelettes. Depuis la naissance de Gilles, il était passé maître dans cet art. De plus, il devait veiller à ne pas laisser son adversaire l’emporter trop ouvertement, sinon le futur chevalier manifesterait clairement sa désapprobation. L’héritier et l’orgueil des Beringar savait quand on le traitait avec condescendance et ne l’appréciait pas du tout, persuadé d’être l’égal de n’importe quel adulte. Mais il n’était pas non plus excellent perdant. Il convenait donc d’avoir l’adresse d’un danseur de corde pour éviter son ire.

— Vous voulez voir Hugh, dit Aline, que les cris de joie de son fils ne troublaient guère, soulevant les pieds pour ne pas gêner les joueurs. Il ne devrait pas tarder à rentrer dîner. Il y a du gibier – on a commencé à éliminer les bêtes en surnombre.

— Ainsi que certains respectables citoyens dans cette ville, si je ne me trompe, dit Cadfael maniant les cordelettes avec vigueur si bien que les épées de bois s’agitaient comme les ailes d’un moulin à vent.

— Une par-ci, par-là, quelle importance ? Hugh sait à l’occasion fermer les yeux. C’est de la bonne viande, il y en a en quantité, et les choses étant ce qu’elles sont, le roi n’en a guère besoin ! Mais tout cela ne durera pas, remarqua Aline souriant par-dessus ses travaux d’aiguille, inclinant ses cheveux d’or pâle et son beau visage vers son fils, étalé tout nu dans l’herbe et tirant ses ficelles de ses deux petits poings bruns. Ses propres amis tentent de raisonner Robert de Gloucester et commencent à le pousser à accepter cet échange. Il faudra bien qu’il cède.

Cadfael s’assit sur les talons, laissant filer les ficelles. Les deux guerriers de bois s’affalèrent dans les bras l’un de l’autre, morts. Gilles indigné s’efforça de les ramener à la vie, mais pendant un moment ses efforts ne furent guère couronnés de succès.

— Aline, commença Cadfael très sérieux, si j’avais soudain besoin de vous, que je venais vous chercher ou que je vous envoyais un mot, vous viendriez ? Où que ce soit ? Et vous m’apporteriez tout ce que je vous demanderais ?

— A moins qu’il ne s’agisse de décrocher la lune, oui sans aucun doute et quel que soit l’endroit. Pourquoi ? Qu’est-ce que vous avez derrière la tête ? C’est un secret ?

— Pour le moment, oui, reconnut Cadfael, morose. Pour moi aussi, je vous l’avoue, je n’y vois pas fort clair, mais le mystère finira par se dissiper, je l’espère. Il n’en demeure pas moins qu’un jour je peux avoir besoin de vous.

Le petit Gilles, distrait de son jeu et perdant tout intérêt à la conversation incompréhensible des adultes, ramassa ses chevaliers et s’éloigna, alléché par l’odeur de son dîner.

Hugh ne tarda pas à revenir affamé du château et écouta Cadfael lui parler de l’évolution de la situation à l’abbaye avec un intérêt méditatif cependant qu’Aline apportait à table la pièce de venaison.

— Je me rappelle. On en a parlé quand les deux moines sont arrivés ici – c’est vous qui me l’avez appris. C’est bien possible ! Ce Marescot est né à Salton et il pensait sérieusement à y retourner. Quel dommage qu’il aille aussi mal ! Apparemment l’affaire concernant cette fille ne sera pas résolue pour lui de son vivant. Pourquoi ne jouirait-il pas de ce qui peut le mieux lui assurer un voyage agréable et supportable ? Je regrette toutefois de n’avoir pu le rassurer au sujet de sa fiancée.

— Il n’est pas encore trop tard, si Dieu le veut, dit Cadfael. Vous n’avez pas eu de nouvelles de Nicolas à Winchester ?

— Pas pour le moment. C’est assez normal dans une ville et une région dévastées par l’incendie et la guerre. Difficile de retrouver quoi que ce soit parmi les cendres.

— Où en êtes-vous avec votre prisonnier ? Il ne s’est rien rappelé d’autre, comme par hasard, de sa visite à Winchester ?

— Heriet a oublié d’être idiot, il sait qu’il est en sûreté, lança Hugh en riant. Il est très content dans son cachot, bien logé, bien nourri. La solitude ne lui pèse pas. Si on l’interroge, il répète ce qu’il a déjà dit et ne se trompe jamais dans les détails, quels que soient les pièges qu’on lui tende. Aucun juriste du roi n’arrivera à lui tirer un mot de plus. En outre, j’ai veillé à l’avertir que Cruce est venu ici à deux reprises et qu’il veut sa peau. Il sera peut-être nécessaire de mettre un garde devant sa porte, mais pour tenir Cruce à l’écart et non pour éviter que Heriet se sauve. Il reste tranquille et prend son mal en patience ; il a compris qu’on finira par le relâcher faute de preuves.

— Vous le croyez coupable envers cette jeune fille ? demanda Cadfael.

— Et vous ?

— Non. Mais c’est le seul qui sache ce qui lui est arrivé et s’il était raisonnable, il serait bien inspiré de parler, mais à vous et à personne d’autre. Pas besoin d’un témoin. Pensez-vous pouvoir l’amener à se confier en lui donnant à comprendre que cela ne s’ébruiterait pas ?

— Non, répondit simplement Hugh. Qu’est-ce qui pourrait le pousser à me faire autant confiance alors que pendant trois ans il ne s’est confié à personne, et qu’il s’obstine à se taire, même en sachant ce qu’il risque ? Il demeurera muet comme une tombe.

Il est vrai, se dit Cadfael, qu’il y a des secrets qui devraient être entourés jusqu’à devenir inviolables, des choses, voire des gens, qui se perdent à jamais, dans leur propre intérêt, dans notre intérêt à tous.

Il prit congé, traversa la ville, et descendit jusqu’au bord de l’eau, sous le pont de l’ouest qui menait vers le pays de Galles ; c’est là que Madog du Bateau des Morts travaillait comme d’habitude dans son petit enclos à terminer le bord d’un nouveau canot avec des lanières de noisetier tressées qu’il avait écorcées et laissées tremper dans les hauts-fonds sous le pont. C’était un Gallois trapu, carré, ébouriffé, avec les jambes torses, et il était sans âge. Mais il semblait taillé pour vivre centenaire, car personne ne pouvait se rappeler l’avoir connu plus jeune. Les années avaient beau passer, il ne vieillissait guère. Il posa sur Cadfael un regard louche sous d’épais sourcils proéminents qui grisonnaient tandis que ses cheveux demeuraient noirs. Après avoir salué tranquillement le visiteur, il retourna à son entrelacs de baguettes tout en bavardant de bon cœur.

— Alors, mon vieil ami, je ne vous ai pas vu depuis un bout de temps. Qu’est-ce qui vous amène, en quoi puis-je vous aider, parce que je suppose que c’est pour ça que vous traînez de ce côté de la ville ? Asseyez-vous et tenez-moi compagnie un moment.

Cadfael prit place près de lui dans l’herbe toute pâle et regarda d’un œil attentif la Severn dont le niveau avait beaucoup baissé.

— Vous allez dire que je ne viens vous voir que quand j’ai besoin de vous. Mais il faut reconnaître qu’on n’a pas chômé cette année. Comment vous en tirez-vous, sur le fleuve, par cette sécheresse ? Il doit y avoir pas mal de hauts-fonds délicats en amont, après une aussi longue période sans pluie.

— Pas que je sache, affirma Madog, rassurant. C’est vrai que la pêche ne nourrit guère son homme et je n’affirmerais pas être capable de conduire une barge pleine de marchandises jusqu’à Pool, mais je peux aller où je veux. Pourquoi ? Vous avez du travail pour moi ? Je ne cracherais pas sur une journée de salaire facilement gagné.

— Cela peut s’arranger, si vous êtes capable de vous rendre jusqu’à Salton en emmenant deux passagers, deux poids plume, l’un n’a que la peau sur les os et l’autre, un jeune, est mince comme un fil.

Madog se redressa, intéressé, abandonnant sa tâche.

— Quand ? se borna-t-il à demander.

— Demain, si rien ne s’y oppose.

— A cheval, ça ira plus vite, constata Madog, observant son ami avec une curiosité croissante.

— Trop tard pour l’un des deux, qui ne remontera jamais. Il est mourant et souhaite revoir l’endroit où il est né.

— Salton, hein ? En ce cas il doit s’agir de Marisco. On a entendu dire que le dernier d’entre eux était chez vous, remarqua Madog en clignant ses yeux noirs sous ses épais sourcils gris.

— On les appelle Marescot, aujourd’hui. Godfrid dit que « de Marigot » serait plus adéquat, car il est d’origine saxonne. Il veut boucler la boucle, avant de mourir.

— Je vous écoute, se contenta de dire Madog et il prêta une oreille attentive et sereine à Cadfael tandis que ce dernier lui expliquait qui seraient ses passagers et ce qu’on attendait de lui.

— A présent, observa-t-il, quand le moine eut terminé, je vais vous donner mon sentiment. Le temps ne va pas tarder de changer, mais il peut quand même se prolonger encore une ou deux semaines. Si votre preux chevalier est aussi déterminé à accomplir son pèlerinage que vous le dites, s’il est prêt à en subir les inconvénients, j’amènerai mon bateau sur le plan d’eau du moulin demain après prime. Je prendrai à bord de quoi nous protéger éventuellement de la pluie. J’ai une toile cirée pour couvrir les marchandises, elle fera l’affaire pour garder un chevalier et un bénédictin au sec, selon le cas.

— Cette toile cirée conviendra parfaitement à frère Humilis, répondit Cadfael. Et il ne la dédaignera pas.

Un insondable mystère
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